Dans son livre remarquable, la philosophe Isabelle Stengers évoque en titre "Le temps des catastrophes" et sous-titre "Résister à la barbarie qui vient". En quatrième de couverture on peut lire : "(...) la catastrophe de La Nouvelle Orléans [le cyclone Katrina] a frappé les esprits : la réponse qui lui a été apportée -l'abandon des pauvres tandis que les riches se mettaient à l'abri - apparaît comme un symbole de la barbarie qui vient, celle d'une Nouvelle-Orléans à l'échelle planétaire."
Localement et plus généralement, dans notre pays, des événements en cours portent eux aussi la trace de cette barbarie qui monte. En voici trois exemples :
Premier exemple : la grippe A. Le professeur Marc Gentilini, que l'on ne peut pas qualifier de dangereux charlatan alternatif (spécialiste des maladies infectieuses, membre de l'Académie de médecine, ancien président de la Croix Rouge française...) a-t-il publié un texte dans Le Monde du 6 aout 2009 où il fustige nos gouvernants pour leur gestion de la grippe H1N1 sous le titre "La pandémie de l'indécence", arguant que l'on en fait trop quand en même temps sur la planète, 200 000 enfants meurent de maladie chaque semaine et quand chaque année, un million de personnes meurent de paludisme dans l'indifférence générale. Il dénonce aussi le milliard d'euros que coûte le vaccin : "c'est trois fois plus que l'aide de la France aux pays en développement !" "Le poids que l'on atrribue à la grippe A est indécent par rapport à l'ensemble de la situation sanitaire dans le monde. C'est une pandémie de l'indécence. Quand je regarde la situation de la planète, j'ai honte de voir tout ce qui est entrepris pour éviter cette grippe dont on ne sait que peu de choses." "Par ailleurs, on n'a pas beaucoup songé à l'accès aux vaccins des pays du Sud." Un hebdomadaire affirme quant à lui que 90% des vaccins en production ont été achetés par les pays riches quand 96% des décés dus à la pandémie devraient se produire dans les pays dits "en développement".
Quelque soient les débats, légitimes, sur les intérêts et les dangers de la vaccination, nous sommes bien là au coeur de "la barbarie qui monte" : un monde où les riches se donnent les moyens de se défendre (du moins le pensent-ils) quand les pauvres sont abandonnés à leur sort.
Second exemple : l'automobile. Problème tant mondial que local. Je me contenterai de citer un extrait de la note du journaliste écologiste Fabrice Nicollino sur son excellentissime blog (premier lien de "site ami" proposé par BIFURCation) "Planète Sans Visa ". Il analyse un article paru dans la presse automobile et d'affaire internationale : "Et voici : la crise de l’automobile est imaginaire, car les plus belles années de la bagnole individuelle sont devant nous. Pour une raison imparable : les ventes devraient augmenter de 600 % dans les pays « émergents» d’ici 2018. (...) Or donc, dans moins d’une dizaine d’années, deux fois plus de voitures sur terre qu’aujourd’hui. Le groupe dit BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) assurerait une bonne part de ce qu’il faut bien appeler une révolution.(...) En tout cas, aucun des imbéciles qui croient en ces âneries n’imagine une seconde ce que signifierait vraiment un déferlement aussi massif. Les ponctions invraisemblables qu’il faudrait consentir dans le budget des particuliers et des États pour acheter ces merdes et fabriquer les routes et parkings à elles dédiés. Ces budgets pharamineux ne seraient évidemment pas employés pour l’agriculture vivrière, la restauration des écosystèmes naturels, l’éducation, l’assainissement de l’eau, etc. Aucune de ces andouilles n’a entendu parler de limites physiques, de crise climatique, de thrombose des principales villes du monde, de manque in fine des matières premières indispensables à la construction d’une telle flotte et à son entretien. Pas un, pas une ne comprend qu’une semblable évolution serait de facto une guerre civile mondiale entre qui ceux roulent et ceux qui marchent. Pas un, pas une n’imagine jusqu’à quels drames sociaux, politiques, écologiques bien sûr, conduirait la fabrication de plus de 800 millions de véhicules en acier et plastique en seulement neuf années. 800 millions en admettant qu’on garde ceux qui existent, ce qui ne sera pas le cas. Disons un milliard." La guerre entre "ceux qui roulent" et "ceux qui marchent", nous voilà à nouveau dans la montée de la barbarie que sécrète notre merveilleuse civilisation esclave de la bagnolle. Intégralité de l'article : ici
Dernier exemple : l'école. Je parle ici de l'école primaire. Les réformes Darcos ont laminé ce qui restait pour aider, souvent avec efficacité, les plus démunis, les élèves dits "en grande difficulté". Sous pretexte de "récupérer" des postes (pour alléger les impôts des plus riches), la propagande ministérielle a fait preuve d'un zèle sans équivallent dans l'histoire de l'Education Nationale. On a réussi à faire croire aux français que l'école allait "enfin" prendre en charge les élèves en grande difficulté en mettant en place des formes d'aides ... complètement inadaptées au public visé : peut-on décemment demander à un élève en souffrance à l'école car en grande difficulté de faire une demie heure à une heure de classe en plus après les six heures de classe (déjà lourdes puisque cela s'adresse à des enfants de 2-!- à 12 ans ) pour du "soutien" et ceci deux fois par semaine ? Qui plus est avec un enseignant sans formation sur la grande difficulté même si certains Inspecteurs d'Académie ont osé pavoiser dans la presse parce que "tous les enseignants ont reçu une formation sur la grande difficulté", oubliant au passage de préciser que la formation a duré trois heures (!) quant les enseignants spécialisés des RASED (Réseau d'Aides Spécialisés aux Elèves en Difficulté), ceux dont on supprime les postes, ont eu une formation à temps plein d'une année complète !
C'est donc ce que le ministère Darcos à mis en place sous la charmante appellation d'"Aide personalisée". L'objectif de l'opération de com' étant, vous l'avez compris comme moi, de mieux faire passer la disparition de près de 2000 postes (sur environ 10 000) d'enseignants spécialisés (RASED) qui eux menaient un travail de pointe, "réel" j'oserai dire, au sein de la classe ou pendant les heures de classe des élèves (ce qui entre autre évite la stigmatisation des enfants et familles en échec, tout ce travail se faisant dans la finesse et la discrétion). L'efficacité de leur travail était importante même si aucun de ces RASED n'était en nombre suffisant voire en équipe complète (médecine scolaire, psychologue scolaire et maîtres spécialisés en matière de troubles du comportement ou de l'apprentissage). Le ministère est en train de dilapider un trésor de compétences qui étaient destinées aux plus faibles.
Sans oublier que désormais, nombreux sont les instits "de base" qui, privés de RASED sont très cruellement seuls face à leurs doutes pour statuer sur des cas d'élèves extrêmement complexes quand le RASED permettait un regard croisé de deux à trois spécialistes en plus de celui de l'enseignant "de base" bien moins "équipé" qu'un psychologue, un médecin ou un enseignant spécialisé pour prendre des décisions qui peuvent engager la vie entière d'un enfant. On passe d'une sorte de collégialité à de l'opinion individuelle.
La cerise sur le gâteau de la triste année 2008 pour l'école élémentaire, ce fut la mise en place de stage de deux fois une semaine, toujours en direction des élèves en difficulté, une semaine à Pâques et éventuellement une semaine début juillet et une autre fin aout. Toujours avec des personnels non formés et dans des conditions ubuesques (listes d'élèves communiquées le jour même, enseignants ne connaissant pas les difficultés des élèves confiés et j'en passe de très belles hélas ...). Mais l'essentiel était là : les médias ont relevé que le ministère souhaitait s'occuper des élèves en difficulté. C'est bien connu : en martelant un peu plus, à grands coups de stages et de bourrage de crâne, les élèves en difficulté deviennent brillants ! Petite précision : ces stages tout comme les 2 heures hebdomadaires dites d'"aide personnalisée" sont... facultatifs !
Quand dans le même temps on alourdit considérablement les programmes, on supprime à chaque élève 3 heures d'enseignement (suppression du samedi matin) et on ôte aux plus démunis les aides du RASED, de deux choses l'une si on a la malchance d'avoir un enfant en détresse à l'école : soit on est une famille avec des ressources intellectuelles et financières et on se tourne vers des psychologues privés, des "coachs" en guise d'éducateurs, des orthophonistes et des médecins libéraux, soit... on laisse tomber. Inutile de préciser que c'est ce qui se passe dans les familles en proie à toute sorte de difficultés sociales. Vous voyez là aussi "la barbarie qui monte" ?
Pour ma part (je suis instit), la barbarie m'a sauté aux yeux quand j'imaginais l'un de mes élèves, appelons-le "Tom", -très "attaqué" psychologiquement et moralement par l'école- sommé de se passer de cette précieuse aide du collègue spécialisé "RASED" l'anné suivante si les suppressions de postes étaient confirmées : j'ai repensé à un type que j'entendais discuter dans le train et qui expliquait que Sarko n'était pas sa tasse de thé mais... qu'il était satisfait des baisses d'impôts parceque désormais, il pouvait se payer des plongées aux Maldives chaque année. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Tom : mon pauvre petit "Tom" (six ans) le travail que faisais Marc avec toi l'an dernier pour t'aider en classe, ça t'a été très utile et ça t'a bien souvent rendu le sourire en classe... mais... il faut tout arrêter cette année parceque... on ne peut plus le payer : il faut bien que le Monsieur du train et ses amis réussissent leur voyage annuel aux Maldives !
Voilà mon expérience personnelle et trop crue de "la barbarie qui monte" avec d'un côté, ceux qui plongent chaque année aux Maldives (et que l'on aide à réussir ce superbe objectif) et de l'autre, ceux qui plongent dans la déprime scolaire à six ans et qu'on préfère laisser au bord du chemin. Oui, c'est à pleurer et j'avoue que ça m'est arrivé cette année ainsi qu'à plusieurs de mes collègues.
Et puis... n'oublions pas combien nous avons été littéralement lâchés par les syndicats uniquement obsédés d'unité syndicale même si cette dernère signifie d'accepter les pires attaques afin de ne pas froisser tel syndicat plus timoré. Un réel nivellement par le bas qui a aboutit au découragement, à la démobilisation, à la résignation de la majorité des enseignants et bien souvent à la dépression de nombreux collègues ! Aucune capacité de réaction syndicale face à des attaques pourtant unanimement qualifiées d'"historiques". Une réaction à la hauteur aurait été la moindre des choses.
Alors n'oublions pas : le sous-titre du livre d'Isabelle Stengers, c'est RESISTER à la barbarie qui monte. Résister : voilà pourquoi depuis 2008, avec officiellement 3000 collègues (oficieusement des dizaines de milliers qui résistent en silence), nous avons refusé les réformes Darcos-Chattel en entrant dans une forme de désobéissance civile inédite dans l'histoire de l'éducation nationale.
Je propose aujourd'hui à chacun d'entre vous de relayer cette action en diffusant dans vos réseaux et auprès de collègues enseignants du primaire l'appel à signer la charte de la désobéissance. Une diffusion massive est souhaitée. Une note de BIFURCation y sera bientôt consacrée. Agissez vous aussi contre la montée de la barbarie ségrégationniste.
P.P
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Illustration : WILD WORLD, lithographie de Kavavaow Mannonee (art Inuit de Cape Dorset)
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